Alors que la Région Guadeloupe vient de sortir les excellents chiffres du tourisme pour l'année 2019 (+4,3% de touristes de séjour VS 2018) et que cette forte progression semblait surfer sur l'année 2020, la pandémie causée par le COVID-19 vient d'y mettre un coup d'arrêt brutal.
Les acteurs touristiques craignent des conséquences à long terme. Les épidémiologistes parlant d'un "retour à la normale" sur un an, voire un an et demi...
Comment traverser cette crise inédite et destructrice tant au niveau social, économique et culturel ? Qui seront les plus résistants et comment et quand envisager la reprise ?

Traverser la crise...
Depuis le début du confinement le 17 mars dernier, toutes les activités touristiques ont brutalement été arrêtées en pleine haute saison. Les restaurants, les activités de loisirs et de services ont, du jour au lendemain, refusé leurs clientèles, aménagé des avoirs ou des remboursements, mis leurs employés en chômage partiel et se retournent vers leurs experts-comptables et banquiers pour envisager des solutions de résistance.
Les établissements hôteliers n'étant pas visés par l'arrêté ministériel du 14 mars 2020, la grande majorité a décidé de fermer faute de clients, d'autres sont restés ouverts sans recevoir de clientèles pour des raisons contractuelles ou de gardiennage (Arawak, La Maison Créole, le Vallon, le Fort Royal ou le Fleur d'Epée).
Même si les 15 premiers jours de mars ont pu être "sauvés" et beaucoup ont pu honorer les salaires de ce mois, les pertes ne cessent de s'accumuler depuis cette date et face à l'avenir incertain.
La crise du COVID-19 est lourde pour le secteur touristique. Ce secteur par définition propose des activités de services lesquelles, si elles ne sont pas consommées, sont à jamais perdues (à la différence d'une vente de produits non consommable qui peut être reportée). Un entrepreneur local de randonnée me disait passer ses journées à répondre aux clients pour aménager des solutions de remboursements ou d'avoirs, à faire le point avec sa banque et son comptable, à se demander comment payer ses charges fixes, notamment ses assurances lorsqu'il n'y a plus aucune entrée financière...
Nicolas VION, Président de l'APHT qui réunit 3000 chambres hôtelières estime, quant à lui, une baisse de CA de l'ordre de :
- 50 % pour l’activité purement touristique sur la Riviera
- 65 % pour l’activité touristique périphérique (Basse-Terre, Deshaies, St François, Terre-de-Haut)
- 75 % pour l’activité mixte périphérique (tourisme + hommes d’affaires)
Outre les pertes de CA évoquées ci-dessus il faut s’attendre à une perte des revenus des salariés estimées par ce groupement à 8 Millions d’€ pour 2.000 salariés soit jusqu’à 4.000 € par salarié...
Les vacances de pâques sont aujourd'hui perdues. Ce sont des centaines de milliers de visiteurs en moins pour les compagnies aériennes, les hébergeurs, restaurateurs, les activités touristiques maritimes, de pleine nature et culturelles, les réceptifs et agences de voyage, les festivals annulés... le tourisme seul représente près d'1 milliard d'euros de chiffres d'affaire dans notre économie chaque année. Presqu'autant que la totalité des subventions européennes.
L'impact direct et indirect des pertes pour notre territoire seront colossales et se chiffreront à plusieurs centaines de millions d'euros qui ne seront recouvrés ni à court ni à moyen terme (voir les résultats de l'étude d'impact menée en ce moment par Qualistat).
Sur les mois cruciaux de juillet et août, les professionnels anticipent une baisse du chiffre d’affaires entre 30% et 50%.
Mais la grande inconnue reste grande de savoir comment cette reprise se fera, quels seront les opérateurs qui auront résisté, combien de salariés licenciés ou d'entreprises fermées ?
L'Etat, les collectivités territoriales et les organismes sociaux mettent en place des mesures d'aides et d'accompagnement des entreprises pour leur permettre de traverser cette crise avec leurs salariés. S'il est probable que certaines résisteront cette année, le pourront-elles encore en 2021 où verrons-nous alors véritablement les répercussions de cette crise lorsque le moment viendra d'assumer le coût financier des ajustements d'aujourd'hui ?
Alors, comment résister ?
Il apparaît que seules les entreprises les plus solides, celles qui auront suffisamment de trésorerie, pourront passer ce cap...
Certes, le gouvernement a mis en place un train de mesures portant sur un assouplissement des règles budgétaires nationales et européennes afin de faciliter l'octroi aides financières pendant la pandémie aux auto-entrepreneurs comme aux grandes entreprises ainsi que la mise en œuvre du chômage partiel pour les salariés. Mais ces mesures sont déjà jugées largement insuffisantes voire risquées pour les entreprises qui mobiliseront des prêts qui ne seront pas gratuits et qu'elles ne pourront peut-être pas rembourser...
Les entreprises subissent aujourd'hui des pertes sèches qui ne pourront jamais être compensées. Dans ce contexte, il ne peut leur être demandé de payer, en partie ou même de façon aménagée, un service qu'elles n'auraient pas mobilisé (certaines assurances ou un loyer).
La prime d'Etat de 1500€, même si c'est un premier geste, est loin de permettre de faire face aux engagements financiers... Les prêts bancaires, même garantis par la BPI, ne sont pas gratuits...
Quelles entreprises, au sortir de la crise, pourraient payer ses charges, son report de charges et les mensualités de crédit de trésorerie ?
Comment alors développer son entreprise si le temps et l'argent nécessaires sont dévolus au remboursement d'échéances et d'arriérés ?
Agnès Pannier-Runnacher, Secrétaire d'Etat auprès du ministre de l'économie, a été très claire : «l'enjeu est de soutenir les entreprises qui fonctionnaient avant. Celles qui ont un avenir, on doit absolument les soutenir, mais celles qui pour des raisons de gestion internes ne fonctionnaient plus avant l'épidémie, on ne pourra pas être un soutien abusif.»
Qu'est ce qu'un "soutien abusif" dans une situation de crise comme celle que nous traversons actuellement ? Notre destination enregistrait ces trois dernières années, un boom de l'activité touristique qui a incité une série d'entrepreneurs individuels à investir dans une offre touristique différente, endogène, audacieuse, appréciée des touristes et des locaux (Le Tuk Tuk de Guadeloupe, Caraïbes Factory Guadeloupe Explor, l'amour du goût pour ne citer que ceux-là parmi des dizaines d'autres). Ces jeunes entreprises ont une trésorerie fragile. Peut on alors parler de "soutien abusif" pour ces nouveaux entrepreneurs dont la destination a clairement besoin ?
Que dire des entreprises qui viennent de se lancer dans l'hébergement locatif, la restauration et les offres de découverte mais qui n'ont pas encore de bilan solide pour prétendre à un soutien national ? Et que dire de celles qui dépendent du secteur de la croisière ?
C'est ainsi que les entrepreneurs touristiques dans leur ensemble rejettent les "simples moratoires de taxes et redevances" annoncés par l'Etat et réclament "des dégrèvements".
Les compagnies aériennes, pour leur part, demandent que ces dégrèvements annulent totalement les charges actuelles et ce, au minimum trois mois après la crise.
Les hébergeurs demandent une dotation financière exceptionnelle de 30% du CA perdu par rapport à la moyenne des trois exercices antérieurs.
Les autres secteurs demandent la suppression des assurances et des charges locatives correspondant aux mois de pertes sèches et ce jusqu'en septembre prochain.
Mais plutôt que d'avoir une appréciation sectorielle de l'impact de la crise du COVID-19, il conviendrait de rejoindre la proposition de la nouvelle fédération "ADN tourisme" qui demande que le gouvernement reconnaisse la crise sanitaire actuelle comme équivalente à un état de catastrophe naturelle. Cette reconnaissance permettrait d'une part d'apporter une réponse commune aux différentes branches d'activités du secteur touristique à la hauteur de la crise subie par ses opérateurs et d'autre part le statut de "catastrophe naturelle" mobiliserait le monde de l'assurance qui, force est de constater, est le grand absent de cet effort collectif.
En aval des choix politiques qui seront fait, toute l’économie périphérique touristique sera impactée (aérien, hôtellerie, intermédiaires, et même hébergements locatifs).
Des mesures spécifiques fortes doivent être envisagées avec sérieux et pragmatisme en évitant tout effet d’aubaine, mais en prenant en compte la fragilité de l'économie guadeloupéenne.
Vers une lente et difficile reprise ...
Les syndicats du transport aérien évoquent une prévision de diminution du trafic de 46 % en 2020 et "une remontée échelonnée et assez lente". Nous l'avons compris, une reprise aussi brutale que l'a été la mise en confinement est à exclure.
Personne ne s’attend à une reprise en V (chute brutale, reprise brutale).
Le secteur touristique dans son ensemble s’accorde à dire que cette reprise prendra plusieurs années...
A court terme, il faudra définir :
le calendrier des déconfinements
le type d'autorisations de voyage (comment les définir)
le process du cheminement des passagers dans les aérogares
les conditions de voyage (masque, distanciation sociale dans l’avion, etc.)
les conditions d'accueil des clients dans les hébergements, les restaurants, les activités de groupe ...
Les vacances de Pâques sont annulées, les grandes vacances risquent d'être très compliquées pour les voyageurs qui auront subi ou subissent le chômage partiel ou qui auront perdu leur emploi. De plus, les prix vont nécessairement augmenter pour compenser les pertes subies
A ce jour, pour l'été prochain, les compagnies aériennes prévoient une baisse de leur taux de remplissage pour l’été de l'ordre de 25% à 50% par rapport à 2019... Seules les liaisons les plus rentables seront reprises dans un premier temps. Bien que les Antilles Françaises en fassent partie, rien n'assure que les compagnies aériennes reprennent leurs programmes de vols à l'identique de celui d'avant crise... et que toutes les compagnies aériennes survivent à cette crise. Corsair déjà en difficulté pourra-t'elle résister ? Air France perd 25M euros par jour et attend une recapitalisation de ses deux actionnaires principaux - la France et la Hollande.
Et pour celles qui auront résisté, quels passagers seront prêts à rester 8h confinés dans un avion ? Comment rassurer les clients sur la qualité et la sécurité sanitaires qui seront mises en place par les collectivités et opérateurs de notre destination ?
D'après un sondage mené par Campings.com auprès de ses clients, 90% des personnes interrogées pensent rester dans l’Hexagone cet été. Parce que la situation actuelle soulève de nombreuses incertitudes, mais aussi par volonté de soutenir le tourisme et l’économie nationale, pour 40% des répondants.
Selon les derniers chiffres du tourisme de la Région Guadeloupe, 91% de nos visiteurs viennent de la France hexagonale. 71% d'entre eux sont des repeaters. Ces voyageurs verront-ils dans leur choix de revenir en Guadeloupe un geste de "soutien à l'économie nationale" ?
Les clients qui ont pu obtenir un avoir pour différer leur voyage vont ils encore choisir la Guadeloupe dans 18 mois ?
Quelles clientèles mobiliser ?
Plus que jamais, la veille des marchés s'avère indispensable afin de connaître précisément le type de sortie de confinement spécifique à chaque marché. Tous les pays ne seront pas déconfinés en même temps ni de la même façon.
En outre, les clientèles étrangères ne s'aventureront pas à entamer de longs voyages à l'étranger en ces temps incertains. Rester confiné dans un avion entre 5 à 8h avec un risque de propagation rapide du virus sera dissuasif pendant encore de longs mois. Et que dire des garanties sanitaires mises en place par les destinations d'accueil ?
Dans un premier temps, les déplacements de proximité seront favorisés, d'abord par les clientèles elles-mêmes, sans doute pas tout à fait rassurées quant aux garanties sanitaires exemplaires offertes par la chaîne touristique (transporteur, hébergeurs, acteurs touristiques, destination elle-même), et ensuite par les Etats soucieux de favoriser la reprise de l'activité de leur pays plutôt que de voir leurs ressortissants dépenser leurs devises dans d'autres territoires.
C'est le cas en Chine, où les agences de voyage recommencent à vendre leurs forfaits de voyage pour le tourisme intérieur, c'est le cas du Canada où le ministère du tourisme invite déjà ses concitoyens à rester dans le pays et à le redécouvrir lors de leurs prochaines vacances, c'est aussi le cas en France, où Jean-Baptiste Djebbari, secrétaire d'Etat chargé des transports demande "d'observer la plus grande prudence pour la réservation des voyages à l'international pour le moment". Une autre façon d'inviter les Français à rester sur le territoire national.
Toute la question est alors de savoir si la Guadeloupe et les outre-mer de manière générale, sont considérées comme relevant du territoire national ou comme des destinations long courrier "autres"... Nos territoires d'outre-mer ne doivent pas être les oubliés de l'appel à la solidarité nationale du gouvernement et des grands opérateurs touristiques....
Si le tourisme d'agrément paraît difficile à mobiliser, le tourisme affinitaire "les retours au pays" pour les prochaines grandes vacances pourraient être plus largement sensibilisé par esprit "patriotique". Encore faut-il, comme nous l'avons vu ci-dessus, que leur pouvoir d'achat le permette, que les conditions sanitaires soient garanties dans les aéroports, dans les avions et dans la destination elle-même. Le patriotisme aussi a ses limites ... Même s'il est certain que tout habitant de l'archipel guadeloupéen se doit d'être le premier consommateur des activités proposées sur son territoire, notre population est insuffisante pour combler, à elle seule, les pertes engendrées par cette pandémie pour nos opérateurs touristiques locaux.
Les entreprises touristiques qui le peuvent, se doivent de réfléchir à faire évoluer leur offre pour survivre et répondre aux nouvelles attentes des clientèles.
Pour quelle offre ?
Même si tout porte à croire à une lente et difficile reprise, il n'en demeure pas moins vrai que l'homme est et restera sensible à l'appel du voyage, de l'ailleurs. Il n'y aurait pas eu de découvertes, d'innovation, de connaissance et de dépassement de soi sans franchissement de frontières, sans découverte de l'autre, sans voyages.
Cette crise n'offre-t'est elle pas l'occasion de réinventer le voyage non plus seulement comme la somme d'une production logistique (avion + hébergement + véhicule + activités) mais comme un composé de sens et comme le fruit d'une co production avec les habitants de la destination ?
Certains pans de l'activité touristique risquent d'être durablement touchés par cette crise sanitaire pandémique, notamment ceux qui se rapportent spécifiquement à la croisière ou plus largement ceux qui se réalisent en groupe ou en zones fermées... Certaines études montrent qu'en sortie de crise, les visiteurs souhaiteront vivre davantage en plein air, que ce soit en pleine mer ou en forêt, consommer davantage local, soutenir les produits issus de l'agriculture, de la pêche, de l'artisanat aussi...
Certains théoriciens proposent d'ailleurs de bannir le concept de globalisation (penser global et agir local) qui aujourd'hui a montré ses limites pour préférer celui de "glolocalisation", c'est à dire agir local et de partager global. Nous entrons pleinement dans l'économie du sens et du bien-être.
Dans un précédent article "Guadeloupe Pôle Caraïbe : bateau amiral de la destination ?" j'invitais à prendre en compte en Guadeloupe, la mutation de la demande touristique désormais plus tournée vers un tourisme transformationnel et à réduire l'impact du "sur tourisme" sur certains sites de notre destination.
L'Organisation Mondial du Tourisme vient de publier 23 recommandations pour aider le tourisme à sortir de la crise. Les trois dernières d'entre elles invitent les Etats à :
21. Investir dans le capital humain et la mise en valeur des talents
22. Inscrire solidement le tourisme durable parmi les priorités nationales
23. Passer à l’économie circulaire et s’approprier les ODD (Objectifs de Développement Durable)
C'est d'ailleurs dans le même sens que le CESER de Guadeloupe a organisé en 2019 une série d'ateliers sur le tourisme durable dans ses filières maritimes, de pleine nature et culture pour des retombées économiques partagées dans le territoire. Plusieurs leviers ont été identifiés et présentés en mars denier.
N'est ce pas le moment de les mettre en oeuvre ?
Nul ne sait dire comment et quand nous sortirons de cette crise.
Ce qui est aujourd'hui certain, c'est que l'impact de cette crise se fera sentir jusqu'en 2021 ... le temps que l'ensemble des pans de l'économie touristique se redessine : faillites de petites structures non résilientes, acquisition et restructurations des grands groupes, redéploiement de certaines destinations et mises à l'écart d'autres - celles dont la garantie sanitaire ne sera pas assurée ou celles qui n'auront pas su rebondir, se restructurer...
Cependant, cette crise doit être une formidable occasion de réfléchir à comment mieux capitaliser sur ce que nous avons su mettre en place durant ces longues semaines de confinement (coopération sociale, offre de pannyé péyi, livraisons à domiciles, visites virtuelles, jeux de découverte de la destination en ligne, offre locale diverse et mieux structurée, et de manière générale, toutes les activités relevant de l'économie sociale et solidaire et de l'économie régénératrice...). Il nous faut réfléchir à notre futur souhaitable et proposer des nouvelles expériences touristiques plus ancrées dans la découverte de nos îles, de ce que nous produisons, de ce que nous créeons, de ce que nous sommes.
La crise est une occasion de se réorganiser et de se réinventer.
Pour paraphraser l'ingénieur écologue Tarik ChekChak : " Faisons le monde que nous désirons maintenant. Prenons nos rêves au sérieux et faisons-en une stratégie. L'impossible n'est que temporaire".
Caroline ROMNEY
Consultante en tourisme
Cabinet AIGUILLAGE
caroline@aiguillage.biz